samedi 14 septembre 2013

Madame la Ministre, passez-nous le décodeur, svp...

Lettre ouverte à Fadila Laanan, parue le 14 septembre dans l'hebdomadaire Marianne Belgique dans sa rubrique Controverse.
Notre manière de souhaiter une bonne rentrée parlementaire à la Ministre de l'Audiovisuel... et de l'Egalité des chances.



 















Madame la Ministre,

Peu avant les vacances, on s'en souvient, le projet d'émission « Je veux ce joooooob » (RTBF/Actiris/Ebuco) avait déclenché une avalanche de critiques, au point d'être très vite retiré, ou plutôt, suspendu. A l'approche de la rentrée parlementaire, au nom de RTBF89, collectif de citoyens attentifs et attachés au service public, nous souhaitons revenir sur cette affaire.

Tout d'abord parce qu'officiellement, le projet n'est pas abandonné. En télévision comme ailleurs, nombreux sont les exemples de projets, contestés et suspendus un jour, qui réapparaissent, quelques semaines/mois/années plus tard, sous une autre apparence, dans un autre emballage, mais sur le fond, quasiment identiques. Nous préférons donc rester vigilants.

Ensuite, parce que dans ce dossier, des questions sont restées sans réponses. La première porte sur le concept de l'émission, présentée comme un divertissement sur fond de recherche d'emploi. Compatible ou incompatible avec les missions de service public ?

Au plus fort de la polémique, on vous a peu entendue, sinon par la voix de votre porte-parole : « On a vu les critiques hier, mais il n'y a pas d'ingérence de la part de la ministre dans les programmes de la RTBF. Ils ont une liberté totale ». Certes, en tant que Ministre en charge des matières audio-visuelles, votre rôle n'est pas d'intervenir sur le contenu des programmes. Néanmoins, les balises que constitue, tant bien que mal, le contrat de gestion, doivent inciter à s'interroger sur les limites de ce qui peut être livré ou non dans l'arène du petit écran, et avec quelles conséquences. Et à prendre position, à l'occasion, quand ces limites menacent d'être franchies.

« Les internautes ont mal saisi les valeurs que le service public a voulu mettre en avant : des valeurs de respect de la personne », disait le porte-parole de la RTBF. Outre que nous ignorons toujours – faute de nous l'avoir expliqué clairement – ce que nous aurions mal saisi et ce que nous étions supposés comprendre, on ne peut que s'interroger sur les valeurs de « respect de la personne » que cette émission avait à nous transmettre. Ce n'était pas un jeu, nous dit-on et le principe ne reposait pas sur des éliminations de candidats. Fort bien. Mais on reste cependant perplexe sur le choix d'une émission de « divertissement » sur un sujet de société touchant – et avec quelle violence – plusieurs centaines de milliers de personnes.

On s'interroge aussi sur le peu de place accordée généralement aux chômeurs dans le paysage audio-visuel (*), généralement réduits à de simples statistiques au JT, entre une naissance princière et un résultat sportif, et cette spectacularisation soudaine de quelques uns d'entre eux dont la recherche d'emploi, magnifiée par les conseils d'un coach (et son carnet d'adresses) serait enfin couronnée de succès.

Quel est donc le message qu'on cherche à nous faire passer ? Que les chômeurs qui le veulent vraiment s'en sortent, tandis que les cohortes d'inutiles qui encombrent les allées des bureaux de chômage sont, soit des paresseux, soit des incapables ? Les réponses au problème collectif et endémique du chômage seraient donc individuelles et proportionnelles à la motivation du chômeur ? Voilà un message subliminal qui laisse songeur et ne paraît pas avoir sa place sur une chaîne de service public.

Mais peut-être n'est-ce pas votre interprétation. Sans doute trouvez-vous que nous voyons le mal partout et qu'en effet, pour reprendre les termes du porte-parole de la RTBF, « le service public ne doit pas s'interdire ce genre d'émissions », un « grand divertissement familial dont les valeurs semblent a priori saines » pour reprendre les vôtres, au sujet de The Voice...

Dans ce cas, et si cette émission mérite, selon vous, de figurer au programme d'une télévision de service public, une autre question nous vient à l'esprit. Elle rejoint l'interpellation que nous faisions, début juillet, à Céline Frémault, Ministre de l'Emploi de la Région bruxelloise. Nous l'interrogions sur le tri apparemment effectué par Actiris dans l'envoi d'un mail à certains chômeurs.

Lesquels, et sur la base de quels critères ? Mystère. Si la Ministre nous a rassurés sur notre principal motif d'inquiétude – le transfert de données personnelles à la société EBUCO – nous n'en savons pas plus sur ces fameux critères.Il nous aurait paru opportun qu'en tant que Ministre de la Culture, de l'Audio-visuel, de la Santé... et de l'Egalité des chances, vous vous en soyez inquiétée. 

Et surtout, comment la Ministre de l'Egalité des Chances de la Fédération Wallonie-Bruxelles ne s'est-elle pas interrogée sur le fait que seul Actiris, exclusivement centré sur la Région bruxelloise, ait été associé à ce projet ? Si ce programme était recevable à vos yeux et compatible avec les missions de service public, pourquoi le Forem en a-t-il été tenu à l'écart ? Si c'était une si belle opportunité, il aurait fallu veiller à ce qu'elle soit donnée à tous.

Pour le coup, c'est raté. 

Enfin, pour la petite histoire, certains échos nous étant parvenus des trois partenaires associés à ce projet, la RTBF, Actiris et Ebuco, il semble que chacun se renvoie la balle dans l'échec (le flop) de ce projet. Si nous étions cyniques, nous leur proposerions de participer à une émission de divertissement où le public serait amené à voter pour le candidat le plus séduisant dans ses explications.
Une émission qu'on appellerait « Combat de riches » ...

Mais comme nous ne sommes pas cyniques, nous nous bornerons à vous présenter, Madame la Ministre, l'expression de nos sentiments les meilleurs. 

Pour RTBF89
Catherine Godart, Isabelle Marchal, Eric Pecher, Philippe Walraff 

(*) Selon le Baromètre 2011 du CSA, le temps d'antenne accordé aux chômeurs et oux couches les plus basses de la société représente moins de 10% et l'image renvoyée est peu valorisante. En revanche, le temps d'antenne consacré aux classes supérieures est de 46%. A en croire la RTBF, la société belge est donc majoritairement aisée. Autant le savoir...